La masculinité moderne: Joseph (21 ans)

 

Apparu dans le n°2 de Verity Journal dans un panel d’interviews de jeunes hommes français et internationaux.

 

 

Ci-dessous la retranscription de notre entretien

 

 

Tu es parisien?

J’ai passé 10 ans en banlieue, puis j’ai vécu à Paris. J’ai une culture séfarade juif arabe.

 

Est-ce que ça a influencé ta façon de voir les relations humaines, et les femmes et les hommes?

Absolument oui. Il y a plein de judaïsme. Le judaïsme classique occidentale repose sur une vraie distinction entre les hommes et les femmes, qui ont des rôles très différents. Se libérer de ses idées est très difficile mais c’est important je pense.

 

Et tes parents ? 

Ils sont français issus des pays arabes. Une éducation qui vient d’un autre siècle, mais une éducation moderne quand même. J’ai des idées plus radicales que mes parents, plein de réflexes que j’ai dû déconstruire.

 

Un homme qui t’inspire?

Mon professeur de philo. Qui a activé en moi un certain nombre de questionnements, qui m’a aidé à déconstruire pleins présupposés occidentaux sur beaucoup de sujets.

 

Que penses-tu de la question du genre?

C’est très banal ce que je vais répondre. Les genres sont des constructions sociales.  Au lieu de combattre le pouvoir des catégories imposé par l’homme et la femme par douze milles catégories, ou de le remplacer avec un système de jugement, on devrait n’avoir aucun genre. Le problème c’est le risque de prendre le pouvoir à la place de l’autre. On parlait des gens qui te disent “je suis maître de mon corps”, “c’est mon corps”, mais en fait, en voulant se re-définir comme une identité, au lieu de combattre le principe occidental individualiste, tu finis par le renforcer. Je pense que c’est tellement plus simple de se disposer. C’est plus intéressant de ne pas se fixer de sexualité, et de laisser le corps décider.

 

Que penses-tu des français qui disent que les filles ne sont pas sexy si elles ne se rasent pas? 

Je trouve ça très choquant. Comme la stéréotype qu’une fille ne devrait pas coucher avec beaucoup de garçons. 

 

Le fantasme de l’innocence ?

La société criminalise la sexualité de la femme. Je trouve ça épouvantable. C’est très important toutes ces questions sur les poils. La publicité, la pornographie, les Disney, tout ça… On fige des représentations de la femme, et on pense que la femme va toujours être sexy sans poils, c’est tellement ancré. Il y a un travail à faire, une libération à faire. Surtout avec la publicité.

 

L’art aussi ?

Bien sûr, mais l’art c’est important. Alors que la publicité a un rôle trop important dans le contrôle des esprits.

 

Tu as été marqué par une campagne de pub en particulier ?

Non justement, car l’éducation m’a inscrit des valeurs qui finissent par apparaître comme naturelles. En fait il faut lutter contre son propre corps pour se libérer de certains stéréotypes, c’est vraiment une lutte physique parfois. J’ai eu des histoires avec des femmes avec des poils et ce n’est plus un problème. Mais au début c’était dur, car ça allait à l’encontre de toute une espèce d’éducation. Je ne me considère pas du tout comme quelqu’un de libéré, qui a accédé à la vérité et ne voit plus l’homme et la femme. Pas encore.

 

Pour toi ce qui est important c’est la personne qui t’inspire l’amour?

Pour moi, c’est plus le désir.

 

Qu’est ce qui te fait désirer quelqu’un ?

Je peux pas savoir à priori, sinon c’est la volonté. Je ne sais pas ce qui me fait désirer.

 

Tu te définirais hétérosexuel?

Pour l’instant je n’ai eu que des rapports hétérosexuels mais c’est dommage de mourir sans avoir expérimenté un certain nombre de choses avec le corps. Si « se définir » c’est seulement par, ce qu’on a connu jusque là, alors oui je suis hétérosexuel. Si c’est « en général », je ne sais pas, et je m’en fous.

 

Un écrivain qui s’appelle Guillaume Dustan, qui est mort du Sida, a dit que pour sortir du sexisme tous les hommes doivent se faire “enculer”. J’ai un ami qui m’a expliqué ça dans ces termes. Dans une relation hétéro, la femme accueille l’autre, une réception, l’homme pénètre, il est jamais pénétré. C’est très différent. Pour que le sexisme arrête et que l’homme comprenne ce que c’est, il faut se faire enculer, quoi.

 

Tu penses que l’homme et la femme sont nécessaires pour l’équilibre et l’harmonie de l’enfance?

C’est peut-être naïf ce que je dis. Je pense qu’il n’y a aucune recette, on ne peut pas dire ce qui est indispensable dans une vie. Les philosophes et penseurs comme Freud ont beaucoup influencé la société. Il a fait une découverte incroyable: ce qu’est “l’inconscient” mais il a directement doublé cette découverte avec son analyse, par exemple que le fils désire sa mère. C’est un modèle hyper situé: la famille bourgeoise blanche du 20ème siècle. Tu lisais la théorie du complexe d’Oedipe à quelqu’un de Côte d’Ivoire, ça serait complètement absurde. Il ne faut jamais figer des modèles de familles. Et la France est très très très attachée à la famille. 

 

Tu penses que les garçons américains ont une autre idée de la virilité que les garçons français ? Un ami américain m’a confié qu’au lycée, on leur a bourré dans le crâne qu’ils devaient ouvrir la porte pour une femme, prendre soin d’elle, etc. Il y avait une pression sur les hommes à être galant et agir à la façon idéalisé d’un “gentleman”.  

Je ne m’identifie pas avec ces codes là. Je me sens mal à l’aise avec les codes de la galanterie. J’ai pas envie d’ouvrir la porte pour une femme, ou que le premier rendez-vous ce soit moi qui paye. Mais peut-être que ça empêche la violence contre les femmes, et dans ce cas là, c’est mieux. Entre “pas de différence entre les hommes et les femmes” et la galanterie très fort, je préfère pas de différences.

 

Tu te considères comme un homme viril ?

Je sais pas, ça dépend par rapport à qui. Tu demandes à une fille, je pense qu’elle te dira que je suis moins viril que d’autres garçons.

 

Qu’est que c’est la virilité pour toi?

Ça m’arrive de mettre du rouge à lèvres, des robes, mais j’ai beaucoup de réflexes masculins.

La virilité pour moi, c’est un ensemble de codes qui semblent être naturels à un sexe. C’est la force, c’est la pénétration, celui qui n’accueille jamais chez lui, c’est celui qui a des frontières très rigides. Quand tu parles à un homme de lécher l’anus, pour la plupart c’est impensable. C’est une construction, en soi, si tu attrapes la main d’un ami, il va avoir le réflexe d’enlever sa main. La virilité c’est le confort de ne jamais vouloir dire oui à l’étrangeté et à l’altérité.

 

En Suède, ce sont les femmes qui choisissent les hommes dans les clubs et vont vers eux. C’est culturellement accepté alors qu’ici c’est impensable. 

Dit comme ça, on dirait que les hommes sont consommés, comme des objets, je me sentirai mal à l’aise avec ces codes. C’est exotique.

 

Toi t’es plus à l’aise dans l’égalité totale?

Quand la question de l’homme et de la femme ne se posent plus.

 

Tu ne vas jamais te sentir poursuivi ou chassé par une fille si elle fait le premier pas alors ?

Non. Après j’ai encore des réflexes sexistes. Il y a peut-être des moments où je suis repoussé parce qu’on m’a éduqué à ce que je dois attendre ou pas d’une femme.

 

Tu arrives à te mettre en question ?

Non, si je ne me rends pas compte, c’est que je ne suis pas encore guéri. Une question qui est très compliquée pour moi c’est comment lutter contre la domination de l’homme sur la femme, sans lutter contre la sexualité comme infraction ? Pour moi, la sexualité doit rester quelque chose qui ne se prévoit pas. Par exemple dans certains pays, j’ai entendu qu’il faut un contrat de consentement pour faire l’acte. Ou il faut le demander de manière verbale. Dans un monde parfait, la sexualité doit rester quelque chose qu’on ne prévoit pas. Une partie du combat de la domination homme/femme risque d’être un combat contre l’événement de la rencontre. Il y a des gens qui pensent que les hommes ne devraient pas communiquer avec les femmes dans la rue, mais moi je pense que la rencontre doit être possible tout le temps.

 

Sur le sujet des garçons qui se plaignent d’être physiquement et sexuellement abusé par les femmes. Les hommes qui disent que les femmes les ont forcé de faire des choses. A l’échelle individuelle, il peut se passer des choses où un garçon se sent mal à l’aise. Mais c’est absurde, c’est comme le racisme anti-blanc, c’est absurde d’essayer de faire un trauma général. Il faut pas se victimiser, c’est les hommes qui violent les femmes pas l’inverse. Imaginons qu’on se moque de toi à l’école parce que tu es blanc, à l’échelle individuelle c’est possible, mais on t’a pas refusé un travail et un loyer parce que t’es blanc, donc ne fait pas un scandale, parce que ce n’est pas une oppression générale ni institutionnalisée.

 

J’ai un ami qui a vécu à New York, pendant deux ans, à Bard, un lieu très important pour la pensée libérale “Me too” etc. Mon ami sortait avec une fille pendant deux ans. Ils ont rompu et il a couché avec sa meilleure copine. Ils ont bu, il a trouvé que c’était une chouette soirée. Mais cette fille l’a accusé de “sexual assault”. Et il est devenu connu comme un violeur. Il ne pouvait pas continuer ses études, donc il a dû revenir à Paris. Ca montre comment ce combat est difficile. Aux Etats-Unis, on offre la possibilité de pointer du doigt et vraiment condamner des crimes. Alors qu’en France on est dans le silence. Mais ca pose la question de « qu’est ce que c’est un viol, ou met-on la frontière? ». Je connais des gens très libéralistes et féministes, qui me disent qu’on s’en fout si c’est un viol ou pas, si elle le vit comme un viol, c’est un viol. On peut toujours se sentir violé, homme ou femme, mais la question c’est comment en faire un combat collectif ?

 

J’en ai marre qu’il existe ces questions de « accusé et accusateur ». Pourquoi on n’est pas en train de demander pourquoi on est arrivé là ? On vit dans une société de rumeurs et il n’y pas de vraies tentatives de comprendre les sources des sexualités non assumées.

 

Je lis “King Kong Theory” de Virginie Despentes, elle valorise la capacité de se remettre du viol, plutôt que de « s’étendre complaisamment sur le florilège du trauma ». Elle est contre le fait que la société conditionne la femme à être une victime. Je suis mal à l’aise quand je parle de ça, car je parle à partir de ma condition d’homme. La société pourrait apprendre à une femme comment se battre pour un combat collectif, car les cas individuels sont très subjectifs.

 

Le problème c’est que c’est devenu trop commun – chaque copine à son histoire… tu découvres ça à la fin d’une soirée quand elle a trop bu ou après une rupture, il y a des abus à tous les âges. Mais il y a des filles qui cherchent cette sensation de violence parce qu’elles ne connaissent pas d’autres choses. Alors des fois, tu es violé, mais tu vas pas le dire aux autres car quelque part c’était voulu.

Tu peux aussi considérer que t’as eu une relation avec quelqu’un, tu as fais l’amour et ça t’a pas plu, t’avais pas envie… Alors comment on fait ? On accuse quelqu’un d’un viol juste parce que t’avais pas envie après coup ?

 

Il faut effectivement apprendre aux gens à mieux exprimer leurs envies et leurs barrières personnelles, pour que ce genre de situations arrive moins souvent. Le flou est très mal géré.

C’est quoi la frontière entre une relation sexuelle qui te plait pas, et un viol? On ne peut pas mettre comme critère “j’ai pas passé un bon moment” donc c’est un viol. C’est le moment où tu dis « stop » verbalement ? C’est une question sans réponse, car il y a des gens qui ne disent rien. Il y a même des viols dans des couples.

 

Oui, c’est ça qui est hyper compliqué. J’ai des copines qui ont dit stop à leurs copains, “je ne veux pas ce soir”, et les mecs ont insisté. Pourtant ils ne considèrent pas ça comme un viol. Peut-être que c’est une question d’ego masculin? Peut-être qu’on n’accepte pas le refus ou le rejet dans notre société?

En gros, l’idéal, c’est que la sexualité reste une infraction. Tout le monde se viole, il n’y a plus de toutes ces questions de poils, les hommes violent des femmes, les femmes violent des hommes. Que la question de la sexualité comme infraction ne soit plus liée avec la domination de l’homme sur la femme, et que la sexualité soit vue comme quelque chose qui des fois peut ne pas nous plaire. Imaginez un monde où la sexualité peut mal se vivre, et où on en fait pas une histoire de lutte. Je préférerais mille fois ce monde-là, plein de violence où il n’y a pas de différences entre un homme et une femme, et pas ce monde-là où tout est extrêmement systématisé, la sexualité est toujours une consommation, un confort, on va se kiffer, sur Tinder, etc. C’est con de définir des normes, parce qu’il y a des gens confortables dedans, et d’autres qui ne le sont pas. 

 

La société de la consommation a créé des désirs chez les gens. Elle peut dire « Lui, il est mauvais, donc tu vas le désirer »?

Virginie Despentes dit que l’homme et la femme ont intégré le fantasme du viol et la domination.

 

A la base, dans un monde Bouddhiste où trône l’amour inconditionnel, le partage de la sexualité et des corps des hommes et des femmes est censé être quelque chose de beau, de magnifique et de libérateur. C’est pas censé être que de la violence.

Ça dépend ce qu’on appelle la violence? C’est quand on vit mal quelque chose? Comment on codifie la violence?

 

Si ça fait mal physiquement ?

Mais il y a des gens qui aiment avoir mal physiquement. Je ne sais pas ce que j’aime avant que je le fasse. La sexualité ne peut pas être quelque chose d’idéal, elle peut mal se vivre. On impose et on condamne la sexualité à se conformer à des normes. J’aime bien faire des choses que je connais pas, j’assume le risque que ça ne se passe pas comme prévu.

 

Dans le Taoïsme, la sexualité épanouie c’est le baromètre de la santé humaine. Qu’est ce que tu penses de ça ?

Peut-être que c’est vrai mais pour moi il n’y a aucune éducation définitive. Il peut toujours se passe des choses qu’on a pas prévues, qu’aucun guide ni loi ne peut prévoir, qu’aucune morale, ou qu’aucun texte biblique ne pourra jamais figer.

 

Tes valeurs c’est quoi ? Comment te sens-tu par rapport à des gens qui ont des idées radicales ou qui à l’inverse ne disent rien ?

Ils changent mes valeurs. Je rentre volontiers dans le débat avec les deux, c’est important la confrontation, je ne m’accorde pas le monopole de la raison.

 

Quelles sont tes convictions alors ? Ton avis envers les crimes? Une société idéale ou tu te sentirai libre ?

J’ai des principes moraux mais je ne pense pas qu’ils puissent être universaux. Je vais condamner des choses mais je ne veux pas que ma morale devienne la morale de tout le monde. La question du bien ou du mal reste mais il faut la déplacer, il ne faut pas que ça soit un système de jugement extérieur. ll faut déplacer ça vers l’expérience des choses qu’on fait nous-même. Aucun texte ne peut te dire comment vivre. J’ai des idées sur le féminisme, sur l’écologie, sur les questions économiques.

 

Comment proposes-tu d’améliorer les choses ?

J’ai renoncé à proposer des choses, j’essaye de vivre une vie qui soit la mienne, et c’est tout.

 

Comment réagis-tu à la menace de notre environnement ?

Ca peut sembler entrer en contradiction avec ce que je viens de dire mais je crois qu’on ne résoudra jamais cette question si on reste dans nos régimes économiques actuels. Ca c’est impossible. Le fait de trier et ne pas prendre l’avion ça changera rien si on ne change pas de société, ça je le pense.

 

Qu’est ce que tu proposes à la place ?

Il y a des philosophes qui appellent ça le praxis. C’est le mouvement qui crée la société, ça doit s’inventer. Je n’ai pas d’idées à priori de société idéale. Je partage les pensées des anarchistes, qu’on ne pourra jamais satisfaire 67 millions personnes. L’idéal ça serait qu’on vive dans de petites communautés. La question que je me pose sur le plan morale c’est comment vivre une vie qui soit vraiment la mienne?

 

As-tu déjà été maltraité par un homme ?

Sûrement. Des situations de humiliations, des petites humiliations. La vie est dure quoi. On peut imaginer une éthique de vie. Au lieu de se laisser victimiser, au lieu d’être écrasé par ce qui arrive, il faut se battre aussi à l’échelle individuelle. Je pense que c’est très contraire à cette morale qui consiste à dire qu’on écoute la parole de l’homme, les femmes sont des victimes et si elles disent qu’elles sont violées, elles sont violées. C’est deux philosophies contraires. Je suis pas en train de dire qu’il faut être à la hauteur du viol mais peut-être qu’il faut se battre aussi.

 

Tu as un fantasme de carrière ?

On est dans un époque très start-up, très “manager”, qui valorise les projets, LinkedIn, le corporate. Je suis loin de tout ça, j’essaye de m’occuper de moi-même pour le moment.

 

Tu veux faire quoi comme métier ?

Réaliser du cinéma documentaire et de la mise en scène au théâtre. 

 

Tu te considères comme un bourgeois ?

Selon mon patrimoine social, oui je me considère comme un bourgeois. Il y un écrivain qui s’appelle François Begaudeau – “Histoire de la bêtise” – qui dit que la bourgeoisie c’est la conjonction d’un patrimoine social et d’une idéologie qui est là pour légitimer ce patrimoine sociale. C’est une idéologie de mérite. Une idéologie politique atroce.

 

Que penses-tu des femmes qui sont anti-femmes?

Elles freinent le combat féministe. Elles perpétuent leur propre soumission parce qu’elles ont intégré le fantasme. Elles ont incorporée la domination de l’homme sur la femme, car c’est dans leurs corps déjà, c’est un confort pour elles. Si tu leurs proposes un autre monde, c’est flippant, toute altérité est toujours flippante pour les gens.

 

Le paradoxe des femme qui sont soumises mais qui rêvent d’être libres.

Je pense qu’il y deux manières de voir la liberté qui sont complètement contraires.

Le première, que je ne partage pas du tout, c’est la liberté comme liberté de choisir, c’est l’individualisme, la liberté du consommateur “je veux ça, je veux ci, je veux cette sexualité, je veux ce produit, je me définis comme telle identité sexuelle, je veux ça, ça et ça”. En fait cette manière de voir les choses repose sur l’idée qu’on peut savoir à priori ce qu’on veut. On sait ce qu’on veut. La liberté du supermarché. Ce n’est pas cette liberté que je veux. Je veux la liberté de me disposer à ce que je connais pas. La liberté de la reconnaissance versus la liberté de se laisser porter par ce que l’on ne connaît pas.

 

La liberté de choisir, c’est dire qu’il y a plusieurs possibilités. Si tout est possible, il n’y a plus de possibles. Pour moi, la liberté c’est non pas de choisir, c’est de se laisser appeler par des choses qu’on ne connaît pas. Quand on choisit, on connaît en même temps, dans un monde où on ne choisit rien, peut-être il n’y pas de liberté.

 

Pour toi, c’est quoi sortir de ton zone de confort ?

Se disposer à l’étrangeté. Je pense que les hommes construisent encore plus de barrières à l’étrangeté que les femmes. Tout est fermé quoi. C’est intéressant de constater cette expression qui se multiplie en français “c’est gênant”. Ca c’est une manière de dire non à à ce qui se passe. Le philosophe Levinas dit qu’on fait tout pour fuir le visage quand on parle à quelqu’un. Le visage de l’autre est tellement étrange, qu’on n’arrive pas à s’identifier pleinement. Par exemple dans l’ascenseur, la confrontation avec l’autre est imposée, il peut y avoir de la “communication” entre les personnes ‘il fait beau’ etc. pas de vraies paroles. Je trouve ça sublime les gens qui n’ont pas peur de l’étrangeté. D’être à l’écoute à tout ce qui est étrange, d’aller vers l’autre, et vers ce qui est “autre”, j’admire beaucoup.

 

Dans les pays comme l’Irlande, les gens vont vers les autres très naturellement, peut-être que c’est moins le cas en France. Les différences culturelles sont énormes.

Henri Lefèvre est proche des situationnistes, ceux qui sont pour la construction des situations de rencontres. Lefevre s’intéresse à la ville et il a dit que dans la ville occidentale, il y a des grands axes et les gens vont d’un point A à un point B sans se rencontrer.

 

Tous les progrès technologiques – sauf la médecine qui est l’exception – ont pour conséquences d’isoler les gens et de faire disparaître la surprise. La liberté de la surprise, comme je te disais, dans notre société actuelle, c’est la liberté de choisir qui est important, que tout soit contrôlable, que je puisse tout savoir. Mais on est tous tout seul.

Nietzsche a dit “Le désert croît, malheur à ceux qui font croître le désert ”. Il y a des gens qui font croître le désert, comme les gens chez Apple. Construire des situations, c’est pour se retrouver. Les gens adorent les chutes de neige parce que ça les oblige à se croiser.

 

Oui ça les oblige à se confronter ? En Irlande le temps est très orageux, les événements de la météo font que tu es obligé d’échanger avec tes voisins. Ici vous avez un temps plus stable.

L’espace idéal de la sexualité,  on sait ce qu’on veut, on connaît nos fantasmes, on donne nos consentements écrits, pour moi c’est une sexualité du contrôle, pas de surprise. Moi je rêve d’une société où il y a pas de domination homme/femme mais il y une sexualité d’infraction, une sexualité de surprise. 

 

Tu es donc dégoûté d’être en couple, si tu sais que ça va être la même chose chaque nuit ?

Je suis sorti 4 ans avec une fille, et on a réussi a inventé des choses folle. Mais au bout de 4 ans, ça commence à devenir un manège, tout devient pareil et la volonté tue le désir. J’avais peur de ce manège, donc j’ai arrêté cette relation. Depuis j’ai vécu d’autres histoires mais j’ai recouché avec mon ex, et c’était la plus belle fois de ma vie, parce que c’était à la fois le confort de son corps que je respecte, mais c’était aussi inattendu et j’ai eu la surprise.

 

Tu crois en la monogamie?

Je ne veux pas que ça soit la seule façon. Mais je pense que ça peut marcher aussi.

Une survivante des camps de 90 ans, Marceline, une grande amie de Simone Veil, a dit “La fidélité c’est pas forcément la fidélité physique”. Le mot “tromper”, c’est être en désaccord, être en fausseté avec quelqu’un. Le génie de l’Occident chrétien, c’est d’appeler le fait de “voir ailleurs” par un mot qui évoque la fausseté, le mensonge. Il y a plein de pactes possible.

 

 

 

 

 

 

 

PARIS, septembre 2019